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ALDE MANUCE (1450 - 1515 ) Une collection.

HÔTEL D'ANGLETERRE - GENEVE (Suisse)

VENDREDI 19 NOVEMBRE 2004 à 15h  

PIERRE BERGÉ & ASSOCIÉS

Éric Buffetaud - Frédéric Chambre - Antoine Godeau - Raymond de Nicolay  

&&& 

EXPERT : Jean-Baptiste de PROYART

21, rue Fresnel - PARIS 75116 - Tél. 33 (0) 1 47 23 41 18


Venise - La bibliothèque de St. Marco. Photographie de Carlo Naya (1816-1882)

LA GALAXIE D'ALDE MANUCE. Par Jean-Baptiste de Proyart.

" Et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. "

Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien.

Alde Manuce est, avec Johann Gutenberg et William Caxton, l'un des trois seuls imprimeurs-éditeurs du XVe siècle à avoir acquis une notoriété mondiale. Autant les deux derniers évoquent la première génération de l'imprimerie et la révolution, à la fois technique et culturelle, qu'elle imposa à l'Occident, autant Alde Manuce a, de tous temps, été synonyme de la Renaissance, de l'humanisme en expansion, de l'universalisme, bref de la glorieuse Venise, capitale européenne de la liberté de pensée au tournant du XVe siècle.

Alde naquit à Bassiano dans les Marais Pontins en 1450 et mourut à Venise le 6 février 1515. Après avoir achevé ses études latines à Rome où enseignaient ses premiers maîtres Gaspar de Vérone et Dominizio Calderino, il suivit à Ferrare les leçons du célèbre professeur de grec Baptiste Guarini. Il le remerciera chaleureusement dans sa préface du Théocrite de 1495 : " Tu es le Socrate de notre époque " (l'exemplaire de cette vente fut magnifiquement relié à l'époque et Vecellio en peignit les tranches avant 1590 pour Odorico Pilloni). Alde vécut et enseigna à Ferrare jusqu'en 1482, année où les terribles guerres qui ravageaient l'Italie le conduisirent à se réfugier à la Mirandolle, chez son ami le célèbre et très noble Jean Pic. Il devint le précepteur de son neveu Alberto Pio, Prince de Carpi, se lia avec le savant grec Emmanuel Adramyttenos. Il y fortifia ses connaissances de la langue et des manuscrits grecs, partageant entre amis nombre de discussions savantes et philosophiques.

Depuis plusieurs générations, l'appropriation de l'héritage culturel grec était devenue la question cruciale des lettrés du temps. Un vaste champ d'interrogations et de combats d'idées avait été ouvert par les problèmes soulevés par les tentatives d'union des Églises d'Orient et d'Occident que la progression des Turcs en Asie Mineure rendait brûlants. Les conciles de Ferrare (1438) puis de Florence (1439-1445), la chute de Constantinople (1453) avaient entraîné l'arrivée massive de manuscrits grecs dans l'Italie du XVe siècle. Les lettrés de tous les pays d'Italie, de Naples à Florence, Venise et Milan, apprenaient le grec. Les textes de Platon, le culte de la beauté avaient été remis au goût du jour par le Florentin Marcilo Ficino protégé par les Médicis triomphants. Le cardinal Bessarion, jeune prêtre venu de Constantinople et figure de proue de l'hellénisme en Italie, faillit par deux fois atteindre au trône pontifical. Sa considérable bibliothèque de manuscrits grecs faisait l'admiration de tous.

C'est vers 1490 qu'Alde, alors âgé de quarante ans, conçut son avenir d'éditeur comme voué au service d'une publication incontestable et systématique du patrimoine littéraire, scientifique et philosophique des Grecs et des Latins. Il s'assura le soutien d'Andrea Torresani, l'un des éditeurs vénitiens les plus célèbres depuis les années 1480 et dont il épousera la fille en 1500. Torresani lui procura la maîtrise technique susceptible de répondre au génie du graveur de caractères Sébastiano Griffo. L'impression en grec représentait en effet le cauchemar des imprimeurs : la perpétuelle variation des accents, pouvant transformer du tout au tout le sens d'un mot, rendait nécessaire la possession d'une importante quantité de caractères. Sébastiano Griffo les grava avec excellence. Cette maîtrise représentait cependant un coût et un pari financier considérables. Alde sut associer à son projet son ancien élève Alberto Pio, Prince de Carpi. L'argent était géré par la plus grande banque vénitienne de l'époque, la banque Agostino.

Surtout, Alde sut réunir autour de lui un prestigieux comité éditorial qui contribua régulièrement aux différentes éditions. Il était constitué d'intellectuels de grande culture. Pietro Bembo, élevé au cardinalat par Paul III, fut l'artisan des éditions de Pétrarque et de Dante et à ce titre l'un des pères fondateurs de la langue italienne moderne. Alde imprima pour lui en février 1495 le De Aetna qui demeure un joyau inégalé de la typographie. Giorgio Valla, outre de nombreux services éditoriaux, fut en 1500 l'auteur d'une véritable encyclopédie des sciences. Le franciscain Urbano Valeriani publia en janvier 1497 chez Alde une grammaire grecque indispensable aux étudiants : il fallait en effet, non seulement publier les textes des classiques, mais aussi donner aux enseignants les instruments pédagogiques nécessaires à la diffusion du nouveau savoir. L'anglais Thomas Linacre participa à l'un des rares textes purement scientifiques d'Alde imprimé en 1499 et contribua, peut-être de loin, à la publication de l'édition princeps d'Aristote. Il fut en tout cas le fondateur de l'enseignement du grec en Angleterre et son université conserve encore de nos jours l'un des plus beaux exemplaires de l'œuvre du Stagyrite. Erasme fut l'auteur d'une ode à la louange de l'Angleterre avant d'être hébergé par Alde qui publia ses Adages. Le poète et sénateur de Venise Andrea Navagero travailla sur les éditions aldines de Lucrèce et Ovide (1516) avant de devenir l'un des premiers conservateurs de la Marciana. Il faudrait encore rappeler les rôles de Lorenzo Maioli et Niccolo Leoniceno, ou de Girolamo Aleandro qui devint cardinal en 1531.

Jean Lascaris comme le célèbre Marcus Musurus furent, avant et avec Alde, les propagateurs de la culture grecque en Occident. Les presses aldines doivent tant à ce dernier qu'il revendiquera, dans une préface à la grammaire posthume d'Alde Manuce (1515), un rôle de tuteur pour l'avenir. En 1500, ce comité de rédaction devint une Académie reconnue par l'empereur Maximilien - on se saluait en grec, on dînait au coin du feu en causant de poésie, de grammaire et de philosophie. Chaque mois, les presses aldines publiaient un volume imprimé à mille exemplaires comme le précise la préface de l'Euripide de 1503. Alde Manuce, son comité éditorial, leurs savantes et élégantes publications furent ainsi au fondement de ce que l'on a plus tard appelé la République des Lettres des XVIe et XVIIe siècles, soit la toute première véritable communauté scientifique moderne et internationale.

La géographie de la place Saint-Marc rappelle que le trésor de Saint-Marc, fondateur de la permanence politique de la République de Venise, joint le Palais des Doges, et que celui-ci fait lui-même face aux splendeurs de la Marciana, l'une des plus belles bibliothèques du monde. Les célèbres manuscrits grecs du cardinal Bessarion, restés inaccessibles à Alde, y furent déposés puis montrés au public après bien des périples. Cette géographie spirituelle rappelle que la permanence du monde - en l'occurrence celui de la République de Venise - était autant assurée par le trésor de Saint-Marc, les tableaux et les fresques, que par les beaux manuscrits et les livres précieux. Au cours de ces vingt ans d'activité, Alde réussit de la sorte à imprimer la quasi totalité des grands textes classiques dans des versions fondées sur une connaissance remarquable de manuscrits anciens souvent disparus aujourd'hui.

Le texte grec du majestueux Aristote en cinq parties in-folio, publié de 1495 à 1498, fit autorité jusqu'à l'édition Bekkers de 1831. Il est représenté dans cette collection par un exemplaire magnifiquement annoté par un lecteur contemporain. Mieux encore, Alde transforma la diffusion du savoir en inventant le format in-octavo des libelli portatile qui adaptait les chef-d'œuvres de l'Antiquité ou de la littérature contemporaine à un format portable (plutôt que de poche). Les portraits de Bronzino nous montrent ces jeunes courtisans tenant négligemment l'un de ces petits livres. Débarrassés de toute forme de commentaires scolastiques qui encerclaient souvent les textes des incunables, ces livres sont le symbole, partout en Europe, de l'accès au pouvoir de toute une nouvelle classe de grands serviteurs des États nationaux naissants. Le premier livre publié sous ce nouveau format, le Virgile de 1501, l'un des plus rares de la production aldine, fut aussi le premier livre imprimé dans les caractères italiques inventés par Griffo pour Alde.

La gloire éditoriale d'Alde trouvait en même temps sa traduction dans la qualité esthétique des livres qu'il publiait et dans leur typographie novatrice et soignée. Le Poliphile d'Alde, magnifique ouvrage publié en 1499, bien différent des textes latins ou grecs de la presse vénitienne appartient au petit groupe des plus beaux livres illustrés jamais imprimés (reliure italienne de vélin, du XVIIIe siècle). Aussi, les amateurs cultivés cherchèrent-ils aussitôt à démontrer par de luxueuses reliures l'importance qu'ils accordaient à une culture renaissante, comme le montrent différentes représentations de ces livres dans la peinture de l'époque. Et, depuis plus de cinq cents ans - ce qui est en soi un phénomène unique dans le marché de l'art - les collectionneurs de livres, à la suite de ceux du XVIe siècle comme Jean Grolier, Marcus Fugger (le Théodore Gaza de 1495 fut relié pour lui), Marc Lauweryn, le cardinal de Granvelle, Diego Hurtado da Mendoza, Benoît Le Court, Odorico Pilloni, de Thou et d'autres encore, sont restés attentifs à ce miracle. Les livres de cette collection présentent donc souvent des marques de provenances et attestent que, dès l'origine, la production d'Alde devint objet de collection : " The history of Aldine collecting reaches back to the time of the press itself " (Ahmanson-Murphy collection, University of California press, 2001). Jean Grolier, figure tutélaire des collectionneurs de livres, posséda plus de 200 éditions aldines magnifiquement reliées.

Dans son Utopia publiée à Louvain en 1516, Thomas More, parlant aussi de lui-même, décrit sa bibliothèque idéale sous le couvert de l'admiration éprouvée par les Utopiens pour les ouvrages d'Alde : " En partant pour la quatrième expédition, j'avais embarqué, en guise de pacotille, un honnête bagage de livres… C'est ainsi qu'ils me doivent la plupart des traités de Platon, quelques-uns d'Aristote, l'ouvrage de Théophraste sur les plantes… Comme grammairien, ils n'ont que Lascaris. Je n'avais pas emporté Théodore ni aucun dictionnaire excepté Hésichius et Dioscoride. Ils raffolent des petits traités de Plutarque et apprécient l'esprit et la drôlerie de Lucien.

Parmi les poètes, ils ont Aristophane, Homère et Euripide, ainsi qu'un Sophocle dans le petit caractère des Aldes ; parmi les historiens, Thucydide, Hérodote ainsi qu'Hérodien… Aiguisé par les lettres, l'esprit des Utopiens est éminemment propre à inventer des procédés capables d'améliorer les conditions de la vie. Ils nous doivent deux arts, l'imprimerie et la fabrication du papier… Nous leur avons montré des volumes sur papier, imprimés en caractères des Aldes. " (Paris, 1987, pp. 187-188).

C'est en Angleterre et en France, à la fin du XVIIIe siècle, que le goût pour la collection d'éditions aldines semble s'être renouvelé. La dispersion de l'ordre des jésuites offrit aux amateurs d'alors bon nombre d'occasions d'en acquérir et certains ouvrages de cette collection portent des marques de provenance manuscrite de la bibliothèque de tel ou tel collège de la Compagnie. Puis s'exerça l'influence discrète d'un précurseur oublié : le cardinal de Brienne qui fit imprimer à Pise en 1790 le catalogue de sa collection : Serie dell' edizione Aldine. Elle fut acquise en bloc par Antoine-Augustin Renouard, célèbre bibliographe et collectionneur d'Alde. Il sut mettre à profit les fabuleuses ventes révolutionnaires pour acquérir ou collationner un nombre considérable d'exemplaires et publia par trois fois, en 1804, 1825 et 1834, ses Annales de l'Imprimerie des Aldes qui font encore autorité aujourd'hui. Son superbe exemplaire relié par Simier, au XIXe siècle, de la grammaire grecque de Constantin Lascaris, premier livre imprimé par Alde, est l'un des fleurons de cette collection.

La collection Renouard fut vendue à Londres en 1819 consacrant pour longtemps, malgré l'effort d'Ambroise Firmin-Didot, une forme d'appropriation britannique de la collection aldine - cette grammaire de Lascaris demeura d'ailleurs pendant plusieurs générations en Angleterre. Le catalogue de cette vente présente ainsi nombre d'exemplaires avec de célèbres provenances anglaises comme celle du duc de Grafton (1760-1844), celle de Beriah Botfield (1807-1853) tour à tour possesseurs du Théocrite de 1495, celle de George John comte Spencer (1758-1834) : " the choicest collection of Aldines existing in any library " (Seymour de Ricci, p. 76) ou celle du comte d'Ashburnham (1797-1878). Chacun de ces deux collectionneurs est curieusement représenté ici par deux exemplaires du Diaria de Bello Carolino d'Alessandro Benedetti imprimé en 1496. Le Thesaurus cornucopiae, de 1496 également, a appartenu aux ducs de Roxburghe (1740-1804) et de Sussex (1773-1843). L'Horace de 1501 fut celui du comte de Crawford, le Quintus de Smyrne publié en 1505 fut celui de William Beckford. " Throughout Europe, bibliophiles formed libraries whose cases and cabinets devoted space to Aldines " (Ahmanson-Murphy catalog, p. 13). D'autres provenances, comme celle de la mystérieuse Garden Library sur le rare Virgile de 1501, ou celle d'André Rodocanachi sur le Gaza relié pour Marcus Fugger montrent encore que la collection d'éditions aldines - ou pourquoi pas la serie pour reprendre le titre du catalogue du cardinal de Brienne - a, de tous temps, été considérée par les amateurs de livres comme le comble de l'élégance et de la culture.

CHRONOLOGIE

1439-1445 Concile de Florence.

1453 Chute de Constantinople.

1462 Cristoforo Moro est élu Doge. Il meurt en 1471.

1467 Giovanni Bellini peint la Pietà (Brera).

1469 Début de l'imprimerie à Venise.

1474 Pietro Mocenigo est élu Doge. Il meurt en 1476.

1478 Giovanni Mocenigo est élu Doge. Il meurt en 1485.

1479 Traité commercial avec le sultan Mahommet II.

1481 Monument équestre de Bartolomeo Colleoni par Andrea Verrochio et Alessandro Leopardi (achevé en 1488).

1486 Agostino Barbarigo est élu Doge. Il meurt en 1501.

1489 Venise s'empare de Chypre.

1494 Charles VIII, roi de France, envahit l'Italie.

1495 Premier livre imprimé par Alde Manuce.

v. 1495 Carpaccio peint Le songe de sainte Ursule, Deux Dames vénitiennes et Chasse dans la lagune.

1499 Batailles navales contre les Turcs. Venise perd Lépante, Modon et Coron.

1501 Leornardo Loredan est élu Doge. Il meurt en 1521. Giovanni Bellini fait son portrait vers 1501.

1504 Carpaccio peint la Naissance de la Vierge.

1506 Dürer peint La Fête du rosaire. Lorenzo Lotto, Jeune homme à la lampe.

1508 Guerres de la Ligue de Cambrai, elles s'achèvent en 1517.

1509 Bataille d'Agnadel : Venise est défaite par les armées du Pape, de l'Empereur, de la France et de l'Espagne.

1515 Mort d'Alde Manuce.

1517 Venise retrouve ses positions de la Terraferma.

1512 Titien, Portrait d'homme dit l'Arioste.

1527 Sac de Rome par les armées de Charles Quint, certains artistes et intellectuels trouvent refuge à Venise.

1537-1566 Renovatio du doge Andrea Gritti ; Sansovino construit. la Logetta (achevée en 1546), la Biblioteca Marciana (1564) et la Zecca (1566). 

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